CHAPITRE X
Le lendemain, nous gravissions les marches de l’Acropole lorsqu’une touriste se détacha d’un groupe que nous croisions pour se précipiter vers Ellie.
— Mon Dieu ! Est-ce bien vous, Ellie Guteman ? Qui aurait pensé que je vous trouverais en Grèce. Faites-vous une croisière ?
— Non, seulement de passage à Athènes.
— Quel plaisir de vous revoir ! Comment va Cora ? Est-elle ici ?
— Non. Cora est à Salzburg.
— Très bien… très bien.
Comme la nouvelle venue me fixait avec insistance, Ellie nous présenta :
— Mr. Rogers… Mrs. Bennington.
J’inclinai la tête et l’Américaine se tournant vers Ellie :
— Combien de temps restez-vous ici, ma chère ?
— Je repars demain.
— Quel dommage ! Oh !… il faut absolument que je vous quitte, car mon groupe va disparaître. Je ne veux pas manquer un mot des explications de notre guide. Bien que je me sente déjà éreintée, je trouve ce qu’il raconte passionnant. Nous retrouverons-nous ce soir pour prendre un verre ?
— Je ne pense pas, car nous partons en excursion et je ne sais à quelle heure nous serons de retour.
La bavarde s’éloigna rapidement. Ellie, qui s’apprêtait à reprendre son ascension, fit brusquement demi-tour.
— Cette rencontre arrange tout.
— Comment cela ?
— Ce soir, je vais devoir écrire à Cora, oncle Andrew et oncle Franck.
— Qui est oncle Andrew ?
— Andrew Lippincott n’est pas vraiment mon parent, mais mon subrogé tuteur. Il est de plus, un homme de loi très réputé.
— Qu’allez-vous leur écrire ?
— Que je suis mariée. Je ne pouvais annoncer la nouvelle à Nora Bennington. Il faut que ma famille l’apprenne en premier. Enfin… nous nous sommes offert un peu de bon temps. Il va falloir que nous organisions une réunion de famille. Si vous voulez, nous pourrions nous rendre à New York pour les rencontrer ?
— Cela ne me sourit pas du tout.
— Dans ce cas, nous leur demanderons de venir à Londres. Qu’en pensez-vous ?
— Aucune des deux solutions ne m’enchante. Mon seul désir est de rester avec vous dans notre propriété et regarder chaque pierre qu’on posera.
— Ce n’est pas impossible. Après tout, affronter la famille ne nous prendra pas longtemps. Une grande scène… et hop ! nous serons libres. Vous préviendrez aussi votre mère.
— Vous n’imaginez pas une rencontre entre votre belle-mère et ses dentelles et ma mère venue de sa pauvre rue ? Que diable se diraient-elles ?
— Si Cora était ma mère, j’imagine qu’elles trouveraient plaisir à converser ensemble. Voyons, Mike, ne prenez pas tellement au sérieux les différences sociales.
— Moi ? N’y a-t-il pas une expression dans votre pays qui décrit bien mon intrusion dans un monde qui n’est pas le mien ?
— Ce n’est pas une raison pour vouloir l’épingler dans votre dos.
— Je ne sais ni m’habiller avec goût, ni m’exprimer clairement, ni soutenir une conversation intéressante, etc. J’ai tout juste quelques notions sur les pourboires que l’on doit glisser à différents employés d’hôtel.
— Ce n’est pas un mauvais début.
— Ellie, je ne vous permettrai pas de traîner ma mère à votre réunion de famille. Compris ?
— Loin de moi cette pensée. Néanmoins, à notre retour, j’irai me présenter à elle.
— Non !
Mon ton la fit sursauter.
— Pourquoi pas ? Ne croyez-vous pas que mon indifférence serait jugée grossière ? Votre mère sait-elle au moins que vous êtes marié ?
— Pas encore.
— J’ignore la raison de votre silence. Quoi de plus simple que de l’en informer et m’emmener la voir ?
— N’insistez pas, Ellie, je m’y oppose catégoriquement.
— Vous… vous ne voulez pas que nous nous connaissions ?
Je pensais qu’elle l’avait compris dès le début et voilà qu’il me fallait lui fournir des explications !
— Réfléchissez, chérie. Ce ne serait pas convenable.
— Vous croyez qu’elle ne m’aimerait pas ?
— Tous ceux qui vous rencontrent ne peuvent s’empêcher de vous aimer, Ellie, mais… je crains qu’elle ne m’en veuille d’avoir épousé une fille d’un autre rang que le nôtre.
— Réagit-on encore vraiment ainsi de nos jours ?
— Bien sûr, et votre pays ne fait pas exception à la règle.
— Dans un sens, vous avez raison. Pourtant, si quelqu’un réussit à percer…
— Vous voulez dire, s’il fait fortune !
— L’argent n’entre pas toujours en ligne de compte.
— Vous savez bien que si, voyons. Celui qui a de l’argent, est admiré et envié sans que personne se soucie de ses antécédents.
— Mais Mike, ce serait cruel de ne rien révéler à votre mère.
— Pas du tout. Laissez-moi juge en cette matière. Apprendre notre situation la bouleverserait.
— Vous lui direz quand même que vous êtes marié ?
— Si vous y tenez.
Il me vint soudain à l’esprit qu’il me serait plus facile de me débarrasser de cette mission alors que nous étions encore à l’étranger, et ce soir-là, tandis qu’Ellie se chargeait d’expédier des missives à ses oncles et à Cora, je rédigeai une courte lettre ainsi conçue :
« Chère Mummy ; j’aurais dû vous annoncer la nouvelle plus tôt, mais je ne savais comment m’y prendre. Je suis marié depuis trois semaines. Elle est très jolie, très gentille et possède beaucoup d’argent, ce qui rend parfois les choses assez embarrassantes. Nous allons nous construire une maison à la campagne. Pour le moment, nous voyageons à travers l’Europe. Portez-vous bien. Votre Mike. »
Notre soirée laborieuse eut des résultats assez divers. Ma mère laissa s’écouler une semaine avant de m’envoyer une réponse laconique dont le ton ne me surprit nullement.
« Cher Mike, j’étais contente de recevoir votre lettre. J’espère que vous serez très heureux. Votre mère affectionnée. »
Par contre, ainsi qu’Ellie l’avait prédit, la nouvelle suscita beaucoup d’agitation chez les siens. Pour commencer, une pluie de reporters nous tomba dessus et les journaux commentèrent notre idylle « romanesque ». Des lettres de banquiers et d’hommes d’affaires se succédèrent et, pour finir, des rendez-vous officiels furent fixés. Nous avons pris l’avion, sommes allés voir où en était notre maison. Nous avons discuté avec Santonix des dernières améliorations puis, ayant emprunté la route de Londres, nous nous sommes installés au Claridge, prêts à affronter les hostilités.
Notre premier visiteur fut Andrew P. Lippincott, un homme d’un certain âge, grand, sec, très collet-monté qui s’exprimait de façon maniérée. Il arrivait de Boston et parlait un anglais des plus purs.
Il se présenta en fin de matinée, embrassa une Ellie qui s’était rongé les ongles depuis son lever, et serra la main à un Mike s’efforçant d’arborer un air dégagé.
— Ellie, ma chère, vous avez une mine ravissante. Je dirai même que vous resplendissez.
— Comment allez-vous, oncle Andrew ? Êtes-vous venu en avion ?
— Non, j’ai eu une très agréable traversée sur le « Queen Mary ». Voici donc votre mari.
— Oui, c’est Mike.
J’espérai me montrer à la hauteur de la situation en offrant un verre à notre visiteur qui refusa, avant de prendre place dans un fauteuil à dossier droit et accoudoirs de bois sculpté, pour nous contempler Ellie et moi, sans se départir de son aimable sourire.
— Savez-vous, jeunes gens, que vous nous avez causé bien des soucis avec votre très romantique mariage ?
— Je suis désolée, oncle Andrew, vraiment désolée.
— Vous vous repentez un peu tard, ma chère.
— J’ai cru agir pour le mieux.
— Permettez-moi de ne pas être entièrement d’accord avec vous sur ce point.
— Vous n’ignorez pourtant pas que si nous avions agi au grand jour, tout le monde nous aurait mis des bâtons dans les roues.
— Qu’est-ce qui vous incline à le croire ?
— Vous les connaissez aussi bien que moi pour comprendre ce que je veux dire. D’ailleurs, vous aussi, vous vous seriez dressé contre nous. J’ai déjà reçu deux lettres de Cora, depuis hier.
— Vu les circonstances, vous ne deviez guère vous attendre à moins.
— L’homme que j’épouse et la manière dont s’est fait notre mariage, ne regardent personne.
— Votre décision aurait choqué le clan féminin de n’importe quelle famille.
— Eh bien ! moi, j’ai la conviction d’avoir évité des ennuis à tout le monde.
— Admettons. Il n’en reste pas moins que vous avez usé de supercherie… aidée d’ailleurs en cela par une personne qui aurait mieux fait de se tenir à sa place.
Ellie rougit.
— Vous faites allusion à Greta. Elle a simplement obéi à mes ordres. Les autres lui en veulent-ils beaucoup ?
— Naturellement ! Ni elle ni vous ne pouviez espérer qu’il en serait autrement ! Rappelez-vous que Greta occupait un poste de confiance.
— Je suis majeure et donc maîtresse de mes actes.
— Je crois savoir que votre roman a débuté avant votre majorité ?
Je tentai d’intervenir.
— N’en veuillez pas trop à Ellie, monsieur. À l’époque, j’ignorais tout de la façon dont vivait ma future femme. Sa famille habitant un autre pays, nos rapports entre elle et moi se révélaient difficiles.
— Je comprends parfaitement que sur l’ordre d’Ellie, Greta mit à la poste certaines lettres en fournissant de fausses informations à Mrs. Van Stuyvesant et à moi-même. Connaissez-vous Greta Andersen, Michaël ? Puisque vous êtes le mari d’Ellie, je crois pouvoir me permettre de vous appeler par votre prénom ?
— Je vous en prie. Non… je ne connais pas Miss Andersen.
— Vraiment ? Voilà qui me surprend. — Il fixa sur moi un regard scrutateur. — J’aurais cru qu’elle était présente à votre mariage.
Après un coup d’œil de reproche à mon adresse, Ellie observa :
— Non, Greta n’est pas venue.
L’homme de loi qui continuait à m’examiner fut sur le point d’émettre une remarque, mais se retint.
Au bout d’un silence que je trouvais interminable, il annonça :
— Je crains que vous ne deviez vous préparer tous deux à subir les remontrances de l’entourage d’Ellie. Pour ma part, j’ai fait tout mon possible pour amortir le choc.
— Vous êtes donc de notre côté ?
— Vous pouvez difficilement demander à un homme de loi prudent de se hasarder à prendre parti. J’ai seulement appris au cours de ma carrière qu’il est sage d’accepter ce que l’on appelle un fait accompli. Vous vous êtes aimés, vous vous êtes mariés aussitôt et, si j’en crois ce qu’Ellie m’a écrit, vous avez acheté une propriété dans le sud de l’Angleterre, sur laquelle vous désirez bâtir une maison. Vous comptez donc vivre dans ce pays ?
Légèrement irrité, je rétorquai :
— Y verriez-vous quelque inconvénient, monsieur ? En m’épousant, Ellie a acquis le droit de séjour en Grande-Bretagne. Donc, rien ne nous empêche de nous installer ici, si le cœur nous en dit.
— Sans aucun doute. Et dans ce sens, Fenella peut se fixer où bon lui semble puisqu’elle possède des propriétés en plusieurs points du globe. Souvenez-vous, ma chère, que la maison de Nassau vous appartient.
— J’aurais cru qu’elle appartenait plutôt à Cora, à la manière dont elle en parle.
— Elle est enregistrée à votre nom. Il y a aussi celle de Long Island, plus quelques terrains pétrolifères disséminés dans l’Ouest, où vous serez toujours la bienvenue.
Malgré son ton moqueur, je me demandai si ce n’était pas à mon intention qu’il dressait l’inventaire de la fortune de ma femme ? Pas très joli de mettre sous le nez d’un mari pauvre l’empire dont sa femme détient les leviers de commande ! Je n’aurais pas cru Lippincott capable de ce méchant tour. Il est vrai que s’il me prenait sans doute pour un coureur de dot son petit numéro avait pour but de me laisser entendre que l’opinion publique me condamnerait. Mais comment deviner ce que le vieux renard dissimulait au juste sous sa mine avenante ?
Je l’entendis expliquer à Ellie :
— J’ai apporté des dossiers qu’il nous faudra revoir ensemble. J’aurai besoin de votre signature…
— Je serai à votre disposition quand vous le voudrez, oncle Andrew.
— Rien ne presse. J’ai d’autres affaires à régler à Londres où je resterai une dizaine de jours.
Dix jours… ce serait long ! Le bonhomme se montrait apparemment aimable envers moi, mais je pressentais qu’il réservait son opinion à mon sujet. De toute manière, s’il décidait de me considérer en ennemi, je ne doutais pas qu’il n’en laisserait rien paraître.
Son toussotement discret me ramena une fois de plus à la réalité.
— À présent que nous avons fait connaissance et que nous sommes renseignés sur ce que vous attendez de l’avenir, permettez-moi, ma chère enfant, d’avoir un entretien privé avec votre mari.
Tout de suite, Ellie s’affola :
— Pourquoi ne pas parler devant moi, oncle Andrew ?
Je lui entourai les épaules de mon bras.
— Ne vous alarmez pas, chérie. Il est tout naturel que Mr. Lippincott veuille me jauger.
Je la guidai doucement vers notre chambre dont je refermai sur elles les doubles portes.
Revenant prendre place en face de l’homme de loi, je lançai crânement :
— Je vous écoute, monsieur.
— Merci, Michaël. Tout d’abord, je tiens à vous affirmer que je ne suis pas, comme vous le pensez sans doute, votre ennemi.
D’un ton peu convaincu, je murmurai :
— Je suis heureux de vous l’entendre dire.
— Je désire simplement vous entretenir de choses qu’il m’est difficile d’évoquer devant cette chère enfant, dont je suis le tuteur et que j’aime comme ma propre fille. Vous n’avez probablement pas encore eu le temps de réaliser à quel point Fenella est une personne hors du commun tant par sa gentillesse que par son caractère si… impressionnable.
— Soyez assuré que j’aime ma femme…
— L’amour est une autre affaire. Je dois vous avouer en toute franchise que vous ne correspondez pas exactement au type d’homme que j’avais rêvé de lui voir épouser. À l’encontre de sa famille, j’aurais souhaité qu’elle choisît quelqu’un de son entourage, un garçon muni d’un bon bagage…
— Très riche !
— Pas forcément… À mon avis, une même éducation est ce qui assure la base la plus solide pour l’entente entre les époux. Ne me jugez pas trop snob, et soyez persuadé que je n’oublie pas qu’après tout le grand-père Guteman débuta dans la vie en qualité de débardeur, avant de devenir l’un des plus riches Américains de notre époque.
— J’ai encore le temps de suivre son exemple.
— Pourquoi pas ? Avez-vous quelque ambition de cette nature ?
— L’argent n’est pas ce qui m’intéresse le plus. Non, j’aimerais, ma foi… j’aimerais aller quelque part… accomplir quelque chose… je ne sais pas trop quoi, d’ailleurs.
— Vous souhaitez atteindre le but que vous vous serez fixé ? C’est là une légitime et sympathique aspiration.
— Je me rends parfaitement compte que je me trouve au bas de l’échelle, sans le moindre bagage. Je n’ai jamais prétendu le contraire.
— Cette franchise est tout à votre honneur. À présent, Michaël, mon rôle d’administrateur et de conseiller auprès de votre femme me donne le droit de vous interroger sur votre passé.
— J’imagine que vous découvririez tout ce qui vous intéresse en faisant procéder à une petite enquête.
— Ce serait là, en effet, une méthode facile, mais je désire que vous me renseigniez vous-même.
Cette solution ne m’enchantait pas, il devait s’en douter. Ne sommes-nous pas instinctivement poussés à sublimer la triste réalité d’une existence plutôt médiocre ? Il m’était souvent arrivé de vanter mes qualités alors que ma conduite n’avait jamais rien eu de très honorable. À ma sortie du collège, par exemple, lorsque je jouais les durs auprès des filles et des copains que je souhaitais épater. Tout le monde agit de même ! En chacun de nous, il y a un bon et un mauvais côté. Nous cherchons toujours à dissimuler ce dernier. Toutefois, je ne désirais pas tellement bluffer Lippincott. Certes, il m’avait bien assuré qu’il aimerait apprendre mon passé de ma propre bouche, mais rien ne m’assurait qu’il ne procéderait pas à sa petite enquête ensuite. Alors, j’optai pour la vérité toute nue. Mon père ivrogne, ma vie de pierre qui roule sans amasser de mousse, ma mère – seul membre honorable de la famille – qui s’était tuée au travail pour me permettre de poursuivre des études dont je n’avais tiré aucun profit. Lippincott se montra un auditeur attentif, mais je compris trop tard que les quelques mots qu’il glissait çà et là pour soutenir mon exposé, m’acculaient un peu plus à exprimer la seule vérité. Au bout de dix minutes, je fus soulagé d’en avoir terminé avec cette confession.
Mon interlocuteur déclara aussitôt :
— Vous avez affronté la vie avec un goût très prononcé pour l’aventure, Mr. Rogers… Michaël. À tout prendre, ce n’est pas un mauvais début. Maintenant, parlez-moi un peu de cette maison que vous et Fenella vous proposez d’habiter.
— La propriété se trouve à proximité d’un petit village du nom de Market Chadwell.
— Oui, je suis allé y jeter un coup d’œil avant de venir ici.
J’en eus le souffle coupé. Cette initiative démontrait mieux que n’importe quoi, à quel point ce type empruntait des voies détournées pour établir son opinion.
— Le site est très beau et la maison sera splendide. Santonix s’occupe des plans. Rudolph Santonix… Peut-être le connaissez-vous ?
— J’ai vu son nom dans plusieurs revues.
— Je me rappelle qu’il a eu l’occasion de travailler aux États-Unis.
— En effet. Un architecte de grande réputation, mais je crois savoir que sa santé lui donne beaucoup de soucis.
— Il se croit à l’article de la mort. Je suis convaincu qu’il exagère. Il guérira. Les médecins et leurs diagnostics ne sont pas infaillibles.
— J’espère que votre opinion se révélera juste. Vous êtes un optimiste, Michaël.
— En ce qui concerne la santé de Santonix, oui.
— J’ai le sentiment que Fenella et vous, avez fait un bon placement en achetant cette propriété…
Son allusion à notre achat commun me toucha.
— J’ai consulté Mr. Crawford à ce sujet et…
— Mr. Crawford ?
— Il représente la firme de notaires qui a procédé aux formalités d’achat. Il m’a affirmé que la propriété aurait dû atteindre une somme bien supérieure. Je dois reconnaître que le prix demandé m’a intrigué. Je suis assez familier avec les différents prix du terrain dans ce pays et je ne m’explique pas très bien la raison pour laquelle « Les Tours » s’est vendu si bon marché. Mr. Crawford m’a paru légèrement embarrassé lorsque je lui ai posé la question et s’est refusé à y répondre franchement.
J’ajoutai en ricanant :
— Parce que la propriété est maudite !
— Je vous demande pardon ?
— Les Bohémiens qui s’y étaient installés y ont jeté un mauvais sort, avant d’en être chassés. Les villageois l’appellent « Le Champ du Gitan ».
— Racontez-moi ça !
— Je ne sais jusqu’à quel point l’histoire qui circule est authentique, mais il paraîtrait qu’une femme infidèle y fut tuée avec son amant par son mari, lequel se suicida par la suite. Cela remonte à plusieurs années. Cependant les locataires qui s’y installèrent après ce malheureux couple, n’y demeurèrent jamais longtemps. Une bande de Bohémiens campaient à l’origine sur ce terrain et le jour où les autorités les obligèrent à quitter les lieux, ils laissèrent derrière eux une malédiction qui selon eux devait frapper tous ceux qui s’approcheraient de l’endroit.
— Un magnifique échantillon du folklore britannique ! Ni Fenella ni vous ne vous êtes laissés impressionner par cette malédiction ?
— Nous n’ajoutons pas foi à de telles sottises. Ces racontars nous ont permis d’acquérir la propriété à bas prix et je m’en félicite.
Au moment même où je prononçais ces mots, je compris à quel point ma remarque était ridicule puisque avec l’argent qu’elle possédait, Ellie aurait pu s’offrir des centaines de terrains et de maisons. Néanmoins, le souvenir du grand-père Guteman me rappela qu’un homme qui fait fortune cherche toujours à acheter à bas prix pour revendre avec un gros profit.
Lippincott m’affirma dans un sourire :
— Rassurez-vous, je ne suis pas superstitieux non plus et la vue dont on jouit de votre maison est magnifique. Je souhaite seulement que lorsque vous vous y installerez, votre femme n’entende pas trop parler de ces histoires de malédiction.
— Je ferai tout mon possible pour lui épargner ce désagrément, mais à mon avis, personne n’osera les lui rappeler.
— Les habitants d’un village sont bavards et se plaisent à répandre les contes qui ont un caractère mystérieux. Fenella, ne l’oubliez pas, est très sensible et se laisse facilement impressionner. Ce qui m’amène à un autre sujet… — Il parut réfléchir un moment, puis, frappant sur la table du plat de la main : — Michaël, vous m’avez bien dit que vous ne connaissiez pas Greta Andersen ?
— En effet, pourquoi ?
— C’est curieux, j’aurais pourtant juré que vous l’aviez rencontrée. Que savez-vous d’elle, Michaël ?
— Seulement ce qu’Ellie m’en a rapporté. Elle a vécu auprès d’elle durant des années, à ce qu’elle m’a dit.
— Quatre, pour être précis. Mrs. Van Stuyvesant l’avait engagée pour perfectionner l’allemand de sa belle-fille et l’a gardée pour veiller sur Ellie, en prévision des absences – trop fréquentes à mon avis – qui l’empêchaient de veiller elle-même sur celle qui est devenue votre femme. Les références de Greta étaient excellentes et il est normal qu’en sa compagnie, Fenella se sentant moins seule, se soit prise d’affection pour elle.
— Je comprends.
— Je dois avouer que l’amitié que ma pupille lui porte me paraît un peu excessive. J’espère que vous ne m’en voudrez pas de vous donner franchement mon opinion ?
— Pas du tout. Pour ma part, je reconnais avoir souvent éprouvé une certaine irritation en entendant Ellie citer sans cesse le nom de Greta, comme si cette femme avait seule le don de tout accomplir à la perfection.
— Et malgré cela, ma pupille n’a jamais manifesté l’intention de vous présenter son amie ?
— Ma foi, à la réflexion, il me semble qu’elle a dû y faire allusion une ou deux fois, mais à cette époque, nous étions trop occupés de nous-mêmes pour nous attarder sur ce sujet. Je ne désirais pas particulièrement rencontrer cette Greta : je voulais Ellie pour moi seul.
— Je vois… Ellie n’a-t-elle pas souhaité voir Greta assister à votre mariage ?
— Si.
— Et vous ne vouliez toujours pas d’elle ? Pourquoi ?
— Je ne sais pas. J’avais toutefois le sentiment confus que cette personne, encore inconnue, avait trop d’influence sur ma femme qui se laissait guider par elle et acceptait de se plier à ses caprices. Pardonnez-moi, Mr. Lippincott, je ne devrais pas vous raconter cela, mais… depuis que je connais Ellie, je ne puis me défaire d’un vague sentiment de jalousie à l’égard de cette Greta. Sans doute, pour la très simple cérémonie du mariage, Ellie aurait-elle aimé que son amie fût là. Je m’y suis opposé. Je veux que ma femme se défasse de l’influence de cette étrangère.
— Je vous comprends et je reconnais que vous avez agi avec sagesse.
— Vous n’aimez pas Greta, vous non plus, monsieur ?
— Vous pouvez difficilement employer les mots « non plus » si vous n’avez jamais rencontré l’intéressée.
— C’est vrai, mais en entendant souvent parler de quelqu’un, on peut se faire une idée assez exacte sur son compte. Pourquoi, n’aimez-vous pas Greta, Mr. Lippincott ?
— Tout simplement parce que j’ai le bonheur de ma pupille à cœur. Je crains que l’influence de Miss Andersen ne devienne dangereuse pour Ellie.
— Vous pensez que Greta essayerait de se mettre entre nous ?
— Il n’est pas en mon pouvoir d’affirmer une telle chose.
Ce disant, il fixa sur moi un de ces regards perçants qui avaient le don de m’embarrasser. Je ne savais trop que répondre. Lippincott reprit bientôt :
— Pour le moment, il n’est donc pas question que cette personne vienne habiter sous votre toit ?
— Si je puis l’éviter, cela ne se produira jamais.
— Vous en avez déjà parlé avec Fenella ?
— Vaguement. Mariés depuis très peu de temps, nous aspirons à notre tranquillité… au moins pour quelques mois. Je ne prétends pas que si Greta veut nous rendre visite pour un week-end, nous lui fermerions la porte au nez. À l’occasion, il sera tout à fait naturel qu’Ellie et elle se revoient.
— Bien sûr. Avez-vous pensé que cette jeune personne va bientôt se trouver dans une situation peu enviable ? Nul ne voudra prendre à son service une gouvernante qui a abusé de la confiance de ses derniers employeurs.
— Vous croyez que Greta viendra alors, en Angleterre, afin de vivre chez nous ?
— Ne prenez pas mes remarques trop au pied de la lettre. Après tout, il est possible que Miss Andersen ne soit pas aussi perverse que je la dépeins. Je ne puis m’empêcher de désapprouver certaines de ses dissimulations et les moyens auxquels elle a eu recours pour mettre son plan à exécution. Je redoute que ma pupille, qui a très bon cœur, ne souffre des ennuis de son amie et que, poussée par un sentiment de culpabilité, de responsabilité en somme, elle ne lui offre de vivre chez vous.
— Je doute fort que ma femme persiste longtemps dans ce sens, monsieur. N’y aurait-il pas un moyen de nous débarrasser de cette gêneuse ? Ellie pourrait lui verser une pension.
— Impossible, Miss Andersen est trop jeune. Elle est jeune… et belle. Je dois admettre que les hommes sont généralement attirés par elle. — Il prononça ces mots d’un ton pincé, presque hostile.
— Alors, peut-être se mariera-t-elle ? Si elle est aussi remarquable que le prétend Ellie, de plus sa beauté lui fournira un atout majeur dans tous les domaines.
— Il paraîtrait que plusieurs prétendants se sont présentés et qu’elle les a tous repoussés. Votre idée de pension n’est pas mauvaise, après tout. Nous pourrions… la présenter de manière à ne choquer la susceptibilité de personne. Fenella ayant atteint sa majorité et s’étant mariée grâce à l’aide de son amie, céderait à un sentiment de gratitude en lui signant un chèque qui la dédommagerait des difficultés qu’elle pourrait rencontrer.
— Eh bien ! tout cela me semble parfait.
— À nouveau, je constate que vous êtes un optimiste, mon garçon. Espérons que Greta acceptera cette solution.
— Elle serait bien sotte de dédaigner un tel cadeau !
— Je voudrais voir cesser son influence sur Ellie. J’aimerais pouvoir compter sur vous pour m’aider à hâter ce résultat.
— Comptez sur moi. Je ferai tout pour empêcher cette fille de s’implanter dans mon ménage.
— Peut-être changerez-vous d’avis en la voyant ?
— J’en doute fort. Les maîtresses-femmes m’ont toujours effrayé, quand bien même leur beauté séduirait tous les hommes.
— Merci de m’avoir écouté si patiemment, Michaël. Fenella et vous devrez m’accorder le plaisir de dîner avec moi, un de ces soirs. Mardi prochain, par exemple ? Peut-être qu’entre-temps, vous aurez eu la visite de Cora Van Stuyvesant et de Frank Barton.
— Me faudra-t-il vraiment les affronter ?
— Certainement. Ne vous laissez pas trop impressionner. — Il dit cela en m’adressant un bon sourire. — Cora se montrera, sans aucun doute, grossière et Frank affichera une bonhomie dépourvue de tact. Reuben ne viendra probablement que plus tard.
— J’ignorais l’existence de ce dernier… un autre parent éloigné peut-être ?
J’allai ouvrir la porte de communication et annonçai à Ellie :
— Venez, chérie, l’interrogatoire est terminé.
Elle s’avança timidement dans la pièce, promena son regard de Lippincott à moi puis, sauta au cou de son tuteur.
— Cher oncle Andrew ! Je devine que vous avez été gentil avec Mike.
— Ma chère, si je ne me montrais pas diplomate envers votre mari, vous vous dispenseriez très vite de mes services. Je me réserve le droit de vous glisser quelques conseils lorsque je le jugerai nécessaire. Vous êtes si jeunes tous les deux !
— Nous vous écouterons avec patience, oncle Andrew.
— Maintenant, ma chère, j’aimerais m’entretenir quelques instants seul avec vous.
— À mon tour, donc, de disparaître !
Lançant un baiser à Ellie, je refermai sur moi les doubles portes. Comme je n’étais pas aussi bien élevé que ma femme et que j’ignorais tout des bonnes manières inculquées à un gentleman, je rouvris doucement le panneau intérieur afin d’écouter ce qui se dirait dans le salon. Je me faisais du souci pour rien. Après avoir émis certaines remarques sur les difficultés qu’allait me causer ma condition de mari pauvre, Lippincott parla du chèque pour Greta dont nous avions discuté ensemble et conclut :
— Je crois que vous devriez agir de même envers Mrs. Van Stuyvesant. Je sais qu’elle n’a absolument pas besoin de votre soutien financier puisqu’elle reçoit encore une pension du dernier mari duquel elle est divorcée, et que les actions, laissées par votre grand-père à son nom, lui rapportent une somme rondelette. Mais à mon avis, votre offre préviendrait sans doute ses commérages venimeux contre votre époux. Vous lui offririez une augmentation de son revenu en la prévenant que cette majoration lui sera retirée le jour où vous le jugeriez nécessaire. Ainsi prévenue, elle se montrera sûrement gentille avec vous et Michaël.
— Je sais que Cora m’a toujours détestée. Oncle Andrew… que pensez-vous de Mike ? Vous a-t-il fait une impression favorable ?
— C’est un très beau garçon, et je comprends votre attachement pour lui.
Ma foi, je n’aurais pu espérer mieux comme jugement ! Je ne correspondais pas au mari idéal qu’il avait rêvé pour Ellie et il ne cachait pas sa déception. Je refermai doucement le battant et quelques instants plus tard, on vint me libérer.
Notre visiteur prenait congé de nous lorsqu’un gamin apparut, portant un télégramme pour Ellie. Elle le lut à la hâte et poussa soudain une exclamation de plaisir.
— C’est Greta ! Elle arrive ce soir à Londres et viendra nous voir demain. Quelle heureuse surprise ! Vous ne trouvez pas ?
Elle leva les yeux sur deux mines déconfites et d’un ton pincé, Lippincott et moi, lançâmes hypocritement :
— Sans doute, ma chère.